9 – DANS LE FRIGORIFIQUE
L’hôpital Lariboisière peu à peu s’éclairait. Lueurs douces de lampes à l’éclat atténué par des verres dépolis, dans les sections de malades ; lumières intenses, resplendissant dans les couloirs ; éblouissantes dans les bureaux du personnel administratif ; éclairages médiocres et tremblotants pour les cuisines, les réfectoires, les salles de garde.
Seule de tout l’hôpital, une sinistre pièce n’était jamais éclairée, car les hôtes qui l’occupaient n’avaient jamais besoin d’y voir clair : c’était le dépôt provisoire des morts non réclamés et que l’on conservait là dans ce hall frigorifique.
Soudain, un cadavre remua !
S’étant assuré d’un coup d’œil que la porte qui séparait l’amphithéâtre de la galerie vitrée était bien close, ce cadavre, tout grelottant, claquant des dents, transi de froid, avait rejeté le suaire saturé d’eau qui le recouvrait, puis il s’était mis à agiter les bras, les jambes, à plier les reins, comme quelqu’un qui s’assure que ses membres, après un profond sommeil, une chute inquiétante ou une longue maladie, n’ont rien perdu de leur élasticité ni de leur vigueur.
Un bruit insolite s’étant fait entendre au lointain, le faux défunt avait aussitôt rattrapé son linceul, s’en était drapé et stoïquement était allé reprendre l’immobilité cadavérique sous le jet d’eau glaciale.
Ce n’était qu’une fausse alerte. Rejetant pour la seconde fois son suaire, le mort frictionna vigoureusement ses reins, ses épaules, sa poitrine, voulant à toute force par ce massage assidu provoquer une réaction.
Une troisième fois l’énigmatique et troublant personnage reprit sa position de torture sous la douche implacable et ce ne fut qu’un quart d’heure après, tout bruit ayant cessé dans le voisinage, que, s’étant éloigné de sa place, il se décida à marcher, à traverser l’amphithéâtre dans toute sa longueur.
À l’extrémité de la pièce, le mort vivant découvrit sous une bassine de zinc appuyée au mur un paquet de linge et de vêtements dont il s’empara.
Tout en réagissant de son mieux contre les frissons qui agitaient son corps d’un perpétuel tremblement, l’individu s’habillait en hâte... puis lorsqu’il fut prêt, il continua d’attendre...
Enfin, se jugeant suffisamment sec, le personnage s’engagea dans l’étroit couloir que séparait de l’hôpital la grosse porte aux vitres dépolies par laquelle deux heures auparavant M. de Maufil avait introduit Juve dans l’amphithéâtre des morts.
Le personnage entrebâilla précautionneusement cette porte et, avant de l’ouvrir suffisamment pour qu’elle pût lui livrer passage, il s’assura que le voisinage était désert. Rassuré sur ce point, le mystérieux ressuscité demeura encore quelques minutes dans une complète immobilité, puis, prenant enfin une décision suprême, il s’engagea dans la galerie vitrée et la traversa rapidement.
Il était, l’instant d’après, dans la cour de l’hôpital. Tournant le dos à l’ancienne chapelle, il se dirigea avec assurance vers le portail de sortie.
Il avait croisé, non sans émotion, quelques ombres discrètes, celles des policiers que Juve avait postés de-ci de-là, mais avait été rencontré aussi par deux infirmières qui le saluaient au passage d’un bonsoir amical, et le personnage, après cette rencontre, avait respiré plus profondément, plus à l’aise, car l’expérience involontaire qu’il faisait, en se trouvant, malgré lui, avec des gens de connaissance, lui garantissait évidemment que son aspect extérieur n’avait rien d’anormal.
À droite du grand portail, la porte donnant sur la rue Ambroise-Paré, et par laquelle on sortait habituellement de l’hôpital, était ouverte, l’homme s’engagea sous la voûte, deux pas de plus et il était hors de Lariboisière... le concierge lui barra le chemin :
— Pardon, qui va là ?
Puis, ayant regardé plus attentivement :
— Ah ! mais c’est le docteur Chaleck ! Comme vous nous quittez tard ce soir, docteur ; sans doute que vous avez eu encore beaucoup de travail à la salle 22 ?
— En effet, répliqua le docteur Chaleck, car c’était lui ; en effet, aussi je me sauve, mon bon Charles.
Et le docteur Chaleck, d’un geste impatient, écartait déjà le concierge, se faufilait entre lui et les murs... Le concierge, à nouveau intercepta le passage, c’était un vieux militaire pour qui la consigne était parole d’évangile.
— Minute ! faut d’abord signer le registre !
— Le registre ?
Le concierge expliqua :
— Ce sont les policiers qui ont imposé cette formalité ; toute personne qui sort ou entre dans l’hôpital doit signer son nom sur ce cahier.
Le concierge qui avait ramené le docteur Chaleck dans sa loge, ouvrit un registre tout neuf, fourni une heure avant par l’économe de l’hôpital et sur la couverture duquel les initiales A. P. de l’Assistance Publique figuraient en lettres d’or.
Signalant du doigt la demi-douzaine de noms déjà inscrits en tête de la première page :
— Vous ne serez pas en mauvaise compagnie, monsieur le docteur Chaleck, déclarait le portier. Voyez plutôt, vous allez signer, juste en dessous de M. le professeur Hugard.
— C’est exact. Mais, dites-moi donc, mon bon Charles, les dernières nouvelles ? A-t-on mis la main sur le coupable, soupçonne-t-on quelqu’un ?...
— Tout ce que je sais, c’est qu’ils sont venus ici une cinquantaine avec des souliers sales, ils ont fait du tapage autour des malades, ils ont désorganisé les services, et finalement, ils n’ont rien pris du tout... Tenez, M. Chaleck, regardez...
Et le concierge montrait au docteur, au fond de la cour de l’hôpital, des ombres mystérieuses qui se silhouettaient dans l’obscurité :
— Ça encore, c’est des flics ! Ah ! poursuivit le brave homme qui tout en causant allait et venait dans sa loge à la recherche d’un encrier, faut croire que si jamais le coupable est encore ici, il n’en sortira pas sans les menottes aux poignets... Vraiment, il ne l’aura pas volé !
Un énigmatique sourire s’esquissa sur les lèvres pâles du docteur Chaleck.
Ce sourire se figea soudain. Le docteur Chaleck qui maintenait obstinément les deux mains dans ses poches, venait de s’apercevoir que Charles qui, enfin, avait trouvé son encrier, lui présentait le registre destiné aux signatures obligatoires. Or, à ce moment précis, le docteur Chaleck sentait sa main droite toute moite, toute tiède, comme inondée, cependant qu’une douleur assez vive lui contractait l’extrémité des doigts.
— Voulez-vous signer, monsieur le docteur ? Le portier lui tendait le porte-plume...
— Charles, je suis horriblement pressé, soyez donc assez complaisant, pendant que je signe, pour aller sur le pas de la porte m’arrêter le premier taxi-auto qui passera...
— À votre disposition, docteur, répliqua l’homme...
À peine le concierge avait-il tourné le dos que le docteur, avec des précautions infinies, tira sa main droite de sa poche et, avec une maladresse évidente, commença d’écrire, tenant sa plume entre le quatrième et le cinquième doigt, comme s’il ne pouvait se servir de l’index et du médium.
Alors qu’il achevait son paraphe, le docteur Chaleck eut sans doute un faux mouvement, quelque chose d’imprévu se produisit, car il pâlit soudain. Charles rentrait dans la loge :
— Votre taxi est là, docteur...
— C’est bien, merci !
Chaleck brusquement ferma le registre, bouscula presque le portier ahuri de son empressement à s’enfuir, sauta dans l’automobile en jetant une adresse au conducteur qui embrayait...
Charles en voyant le docteur refermer le cahier, avait aussitôt pensé :
— Sapristi, il n’y a pas de buvard, l’encre n’est pas sèche, ça va faire une tache !
Et, encore que ce fût trop tard, le soigneux concierge se précipitait sur le livre. Il l’avait à peine ouvert que ses yeux s’écarquillaient, que son regard se fixait sur la page des signatures.
— Oh ! oh ! murmura-t-il !